CULTURE

Il fut un temps où le village était une véritable agora. On n'y rencontrait ni Demosthène ni Socrate mais les jeunes et les vieux d'alors, l'esprit non encore obnubilé par les ors d'une modernité débridée, étaient capables de lire et de débattre de choses relevées.

 

Il faut à mon avis rendre hommage aux auteurs de bandes dessinées qui ont su nous faire découvrir l'humour, les bonnes manières mais aussi les valeurs de justice, d'honnêteté, de courage et d'amour qu'ils donnaient à défendre à Blek le Roc, Akim, le Capitaine Miki, Zembla, Mandrake le magicien, Tex Bill, Kinowa, Zagor, le Capitaine Swing ou même à Buggs Bunny, l'infortuné Kiwi, Tartine et autres Tintin et Milou...  La période des illustrés qu'on appelait "les bouquins" était riche en débats... Tout le monde attendait par exemple avec curiosité la fin de la confrontation entre Blek le roc et la "chauve-souris" et chaque bouquin faisait le tour du village car on aimait le lire mais surtout - superbe preuve de magnanimité et de générosité - le faire lire !

 

C'est vrai qu'à l'époque il n'y avait pas une seule télévision au village et que, pour nous distraire, nous n'avions que le Modern et le Vox de Bouira où on allait voir Maciste et Steve Reeves dans le rôle  d'Hercule ou encore les westerns spaghettis qui se prolongeaient à l'exterieur des salles de cinéma dans les déhanchements indolents de tous les spectateurs devenus cow-boys ou encore les films hindous et ceux de Farid El Atrache que Samia Gamal savait rendre si motivants avec ses déhanchements qui n'avaient rien à voir, eux, avec ceux de Cassidy ou de John Wayne...

 

En dehors des salles de cinéma, il y'avait aussi la radio et les chansons de Ourad Boumediene puis celles de Belgacem Boutheldja (qui ne se rappelle pas de Milouda ?) puis celles de Belkhayati, cheikha Remitti et autres cheikha Zozo... Ah Belkhayati ! Que n'a t'il fait courir les adolescents dans les chaumes des nuits de pleine lune !... Les terres battues vibraient sous les pieds des danseuses sous la clarté des lampes au carbure et les enchères montaient de manière vertigineuse, encouragées par des berrah qui savaient si bien dire...

 

Nous eûmes nous aussi nos troupes folkloriques. Il y'eut bien sûr Hamouda N'Said de Ain Cheriki, un artiste immense et qui avait un port princier... Hamouda N'Said fut une sommité dans l'art de la ghaïta, il était de toutes les festivités et il fut même convié au festival panafricain d'Alger où se produisit le grand Archie Shepp...

 

Nous eûmes aussi H'Midett... il n'avait pas l'envergure de Hamouda mais c'était quand même un artiste qui savait animer une soirée.

D'autres groupes se sont essayés avec très peu de succès à cet art de la Ghaïta... Salah Smaili et Ahmed Boulhiba animèrent quelques fêtes mais sans grand succès... Après la mort de Hamouda et H'midett, la ghaïta n'a plus resonné dans nos contrées, aucune relève n'ayant été assurée.

 

En 1972, Moussa le cafetier acheta un téléviseur noir et blanc qu'il installa au café. Ce fut une révolution ! On vit déferler vers le village par petits groupes les gens de Doumez, de Harchaoua, de Ain Cheriki, de Ben Haroun et même les jeunes et moins jeunes de Brachma montèrent la pente de Moukdya pour venir voir et entendre Samira Tewfik ou assister aux joutes footballistiques qu'animaient Betrouni, Lalmas, Serridi et d'autres grandes figures du foot.

 

Durant les jeux olympiques de 1972, Moussa le cafetier lassé de voir son café surchargé de jeunes qui regardaient sans rien consommer, prit sa canne et devant l'assistance atterré, eteignit la television qu'il plaçait à une hauteur où il ne pouvait atteindre de son index le commutateur.

 

Ce jour là on frôla la révolution.

Les jeunes prirent alors la décision de s'acheter leur propre télé... Ils le firent le 20 septembre 1972.

 

Quand avec Bouzid Hamoudi sur le taxi de Bachir nous revînmes avec le Thomson Ducretet acquis auprés de Monsieur Brahimi de Dra El Mizan, on vit un attrouppement extraordinaire dès qu'on fut en vue du village et une immense clameur nous accueillit...

 

Nous ne savions pas que l'introduction de la télévision allait détruire toute une pratique culturelle propre au village et le dénaturer en faisant de ses habitants de fades spectateurs alors qu'ils furent toujours de merveilleux acteurs...

 

Puis les événements se précipitèrent...

Il y'eut la télé couleur puis la parabole et la vidéo... la lecture se confina à celle des pages sportives des journaux, les débats aux questions très terre à terre de pièces de rechange et autres questions en rapport plus avec que le ventre et le bas-ventre qu'avec la tête...

 

Bien plus tard, l'angoisse existentielle de la fin du siècle et du millénaire imposa une autre mode: celle d'un prosélytisme douteux qui continue à ce jour à s'imposer comme unique sujet de débat...               
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