TRADITIONS PERDUES
La danse des cruches. - Le Boughandja. - Le rituel
du marié. - Le clou sur la robe.- Les poussins de mai.- Le dernier grain de l'épi. - La
lapidation de la mariée. - Les premiers chiots .
La danse des cruches
On ne sait quelle symbolique il faut lui prêter; mais c'est
un spectacle d'une rare beauté que de voir la danse des cruches.
Cela se passe durant
les mariages et circoncisions, sur ces terres battues qu'un modernisme débridé a
transformées en places bitumées ou bétonnées.
Les hommes qui forment
un large cercle ont tous la tête enturbannée, la moustache drue et la canne à la main.
Les femmes, on les devine derrière les rideaux des fenêtres, le regard avide.
La troupe de la zorna
a chauffé l'atmosphère et certains danseurs ont déja exorcisé leurs démons et se sont
mouillés les chemises.
Tout le monde attend
le clou du spectacle et quand le longiligne Ammi Saïd esquisse un pas de danse en levant
sa canne comme pour signifier à des troupes qu'il était seul à voir un assaut sur
l'arène, un murmure parcourt l'assistance.
La scène lui est
libérée et tout l'espace lui est cédé.
Il commence à
sautiller et à tournoyer et sa canne lui sert tour à tour d'épée, d'étendard, de
faucille, de fusil...
L'échauffement
terminé, il jette sa canne et se réinstalle sur la scène qu'il remplit d'une gestuelle
aussi violente que rythmée et qu'il ponctue de grosses gutturalités.
yek hah !...
Les spectateurs
n'applaudissent pas. Les violences que se fait le danseur, ils les ressentent presque dans
leurs muscles. Ils sont en symbiose avec l'homme et se libèrent des peurs et des
angoisses ancestrales que leur ont inoculées des montagnes de mystères métaphysiques et
des siécles d'incertitude.
Le danseur s'enroule,
se vrille, s'allonge, s'applatit, s'étire et s'écrase. Il tombe terrassé, se redresse
impétueux, s'agenouille soumis, se relève impertinent et révolté, retombe vaincu et
résigné et déroule devant l'assistance les images de la vie.
Et quand il est pris
de transes irresistibles, une femme évanescente sort puis rentre en coup de vent après
avoir déposé une jarre qu'on lui présente comme une offrande ou une coupe
raffraichissante...
Il la prend par une
anse, la jette vers le ciel comme pour lapider des démons qui y tournoient, la rattrappe,
la renverse pour en vider toutes les rancoeurs entassées, la rejette, la rattrappe, la
dépose, tournoie autour d'elle comme pour la provoquer, la reprend rageusement et la
torture avec violence, puis il la prend des deux mains, la pose sur sa tête, la
redescend, en fait un trône sur lequel il s'affale, une monture qu'il chevauche, un
ennemi qu'il terrasse, une femme qu'il soumet et la grosse jarre disgracieuse par sa
grosse bouche, ses grandes oreilles et son ventre démesuré devient entre ses mains
souple et gracile.
Quand elle est matée
et soumise et qu'elle se fait obeissante à tous ses caprices sous les regards extasiés
des hommes et des femmes, le danseur dans une apothéose d'amour et de violence soulève
la jarre et la brise rageusement à ses pieds.
La cruche brisée, les
villageois se réveillent de leur hypnose. Les mines se renfrognent en prévision des
épreuves à venir mais le regard conserve quelque part une lueur rêveuse du voyage
effectué...
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